FRANÇOISE DOLTO (1908-1988)
LA PASSERELLE
Je me souviens très bien de l’endroit où j’ai découvert l’ignorance des adultes. C’était à côté de la passerelle qui franchissait le chemin de fer de ceinture, au bout de la rue du Ranelagh. Tous les jours nous allions par là nous promener, avec l’institutrice qui s’occupait de nous à la maison et qui m’a promenée, moi, depuis l’âge de quatre ans ; donc c’était peu après que j’ai eu quatre ans, entre quatre et six ans puisque je n’allais pas encore en classe. C’est cette institutrice qui m’a appris à lire et à compter bien avant que je suive une classe. Je suis allée en classe après six ans. Chaque fois que nous montions sur la passerelle, j’espérais qu’il y aurait un train qui passerait en dessous, comme tous les enfants ; et quand le train passait, on était remplis de fumée, et naturellement j’aimais beaucoup ça, contrairement à la grande personne qui ne comprenait pas du tout qu’on aime être pris dans la fumée ; c’est comme de marcher exprès dans les flaques d’eau pour faire des éclaboussures. Les grandes personnes ne comprennent pas que c’est amusant.
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C’était une aventure quand on la prenait, mais on n’avait plus beaucoup de chances de tomber au moment d’un train, comme avant où l’on y passait tous les jours, matin et soir. Oui, on allait se promener et on revenait tous les jours par là, matin et soir. Il fallait marcher, prendre l’air. C’était rituel. Donc, on avait quatre fois par jour l’occasion de prendre la passerelle, et il arrivait assez souvent en effet que le train passe, tandis qu’après, comme on y allait environ une fois tous les deux mois, il n’y avait pas souvent de train qui passait, il n’y avait pas beaucoup d’occasions. C’est drôle, tous ces souvenirs, ces perceptions anciennes qui reviennent pendant que les perceptions de la réalité actuelle s’estompent, et puis, ça vous fait penser à autre chose. C’est comme la fumée du train.
LES USAGES FAMILIAUX
Ma vie était réglée par le fait qu’il y avait des jours, ma mère avait des jours de réception. Les dames venaient la voir un certain jour dont je ne me souviens plus, je ne sais pas si c’était le mardi ou le jeudi, mais je crois que c’était le mardi. Il fallait se mettre chic pour quatre ou cinq heures et aller faire la révérence devant chaque dame. Ça s’est arrêté avec la guerre de 14 : c’était surtout quand nous vivions rue Gustave Zédé. Donc, ça a cessé, au moins régulièrement, quand j’ai eu quatre ans et demi, cinq ans. Je suis née en novembre 1908, la guerre s’est déclarée en août 1914, j’avais cinq ans et demi. Il y avait donc comme repères de la semaine ce jour-là, qui revenait ; il y avait le jour où mes parents ne dînaient pas à la maison, c’était tous les vendredis soir, ils allaient dîner rue Pajou chez mon arrière-grand-mère maternelle. Le dimanche, c’était le jour de ma grand-mère paternelle, oncle et tante et cousins de ce côté-là, qui venaient déjeuner, ou dîner. Si bien que les jours étaient marqués par : « C’est le jour de… » Et puis, surtout, il y a eu quelque chose qui a été plus important, je crois, c’est que ma grand-mère, la mère de ma mère, nous recevait, nous, les enfants, à tour de rôle. Nous avions chacun un jour de déjeuner chez elle, déjà tout petits : je déjeunais le vendredi chez ma grand-mère et j’aimais beaucoup ça. L’institutrice m’y amenait et elle venait me rechercher à deux heures et demie, trois heures, tous les vendredis. Je crois que ça marquait beaucoup la semaine. Puis il y avait le dimanche, on allait à la messe, à l’Assomption d’abord, puis, après le déménagement, à Notre-Dame-de-Grâce de Passy. Toujours à la messe de midi. On arrivait à midi dix et on partait à midi vingt, en famille et en trombe.
UN HOTEL, RUE VINEUSE
C’est très curieux, dans ma psychanalyse, je tournais tout le temps avec des rêves autour de souvenirs qui étaient associés à « rue Vineuse », comme si c’étaient des orgies à la Quo vadis, avec un rideau de cheveux roux odorants qui cachait des nappes où il y avait des verres de champagne. Un jour, mon psychanalyste me dit : « Demandez à votre mère si le mot « rue Vineuse » lui dit quelque chose. » J’ai demandé à ma mère, qui s’est étonnée ; je lui ai expliqué que, dans ma psychanalyse, j’avais beaucoup de rêves autour de la rue Vineuse et que le psychanalyste pensait que c’était quelque chose de ma toute petite enfance. « Est-ce qu’il y avait quelqu’un chez qui nous allions, rue Vineuse, assez souvent ? » Elle détestait que je fasse une psychanalyse, mais, ce jour-là, elle a été complètement stupéfaite. Elle m’a dit : « C’est extraordinaire ce que tu me demandes là, parce que quand tu étais bébé, ta voiture d’enfant était toujours devant un hôtel de la rue Vineuse, on le sait parce que nous avions fait filer la fille qui s’occupait de toi ». Des bijoux et des robes de Maman disparaissaient puis réapparaissaient. Ca l’étonnait, et puis elle se disait : « Tiens, je m’étais trompée… » Elle avait une « rivière de diamants », qu’un soir elle a voulu mettre pour sortir (c’est une broche longue avec des diamants les uns à côté des autres), elle ne l’a plus trouvée. C’était le cadeau de mariage le plus prestigieux qu’elle ait reçu. Elle était bouleversée. Mon père aussi. Rien à faire, la rivière n’était plus là. Alors, ils ont porté plainte, et la police a fait une enquête et a filé les différentes personnes qui habitaient à la maison ; et on a vu que moi, au lieu d’aller au Ranelagh, ma voiture d’enfant était devant un hôtel de la rue Vineuse. Conduite par la jeune Irlandaise qui s’occupait de moi.
C’était une fille charmante qui m’adorait, qui parlait un très bon anglais et dont Maman était très contente, parce qu’elle entretenait son anglais avec cette fille de bonne famille, sœur d’avocat et fille de juge. Elle a pleuré, elle a rendu non seulement la « rivière de diamants », intacte, mais aussi d’autres bijoux, elle a demandé pardon à genoux à Maman, elle lui a dit : « Je ne suis pas une voleuse, je vous les aurais remis, c’était pour être belle que je prenais vos robes… » Elle se déguisait donc avec les robes et les bijoux de Maman, pour aller dans cet hôtel qui était un hôtel de passe luxueux, disait la police, où l’on avait de la cocaïne, et elle était droguée. Elle voulait rester à la maison, promettait à mes parents de ne plus sortir… mais Maman n’avait plus confiance en elle.
Enfance (Éditions du Seuil, 1986)