Emma Osmont du Tillet (1828-1883). L’opéra au salon
Il m’est agréable de pouvoir évoquer ici la mémoire de ma bisaïeule, Emma Sophie Osmont du Tillet, née Pauwels, venue s’établir en 1847 rue de Seine, aujourd’hui rue Wilhem, dans ce paisible village d’Auteuil qui avait encore su conserver le caractère résidentiel que près de deux siècles de tradition lui avaient conféré . Quelques mois avant son installation dans sa maison de la rue de Seine, mon arrière-grand-mère avait épousé Édouard Osmont du Tillet, brillant ingénieur civil, petit-fils de Messire Marc Juvénal OSMONT, seigneur de VILLARCEAUX, d’AMILLY et du TILLET, avocat au Parlement de Pais, Président Trésorier de France de la Généralité de Paris. Sa belle-famille, d’origine anglo-normande, de tradition jacobite, avait constitué une assez belle fortune dans la Ferme Générale des Carrosses et Messageries Royales de France desservant la Normandie, la Picardie, les Flandres et Paris.
Édouard Osmont du Tillet mourut accidentellement en 1848, laissant une veuve de 20 ans et un fils posthume, Edouard, futur ingénieur de l’École Centrale des Arts et Manufactures.
Emma Pauwels était la fille d’un personnage ayant connu son heure de gloire sous la Restauration et la Monarchie de juillet, Antoine Pauwels, ingénieur chimiste, décoré à titre militaire, à l’âge de 18 ans, de la croix de chevalier de la Légion d’honneur par le roi Louis XVIII, fondateur de la Compagnie franco-parisienne de Gaz, député de la Haute Marne, maire de La Chapelle Saint-Denis puis, en 1851, chargé de mission en Belgique pour le compte du gouvernement français.
Antoine Pauwels s’était, dès 1816, intéressé aux possibilités d’éclairage par le gaz et avait créé à cet effet une première usine rue du Faubourg Saint-Denis puis une seconde rue du Faubourg Poissonnière. Ces usines permirent en 1821 d’éclairer au gaz le Palais du Luxembourg, le théâtre de l’Odéon et les rues adjacentes. En 1840, les établissements d’Antoine Pauwels éclairaient, grâce à 14 000 becs, une partie importante de la capitale, sans compter ceux installés par ses soins à Rouen et à Saint-Germain-en-Laye.
Mon trisaïeul mourut au début du Second Empire en laissant une importante fortune à sa fille, ce qui permit à celle-ci, en 1860, de s’installer avec son fils avenue de Saint-Cloud, devenue avenue d’Eylau en 1864, aujourd’hui avenue Victor Hugo, dans un bel hôtel particulier où elle tint rapidement salon. Cette demeure, avec écuries, composée d’une quinzaine de pièces, disparue à la fin du siècle dernier, occupait un terrain d’environ 3.500 m² donnant sur la rue des Belles Feuilles, l’avenue Victor-Hugo, où se trouvait l’entrée principale, et la rue de la Pompe, à quelques pas de la maison où vécut Victor Hugo de 1881 à 1885, année de sa mort. Emma avait acheté cet hôtel particulier à Eulalie Dosne, l’épouse de Louis Adolphe Thiers, futur président de la République.
C’était l’époque où, à l’instar de la Cour Impériale, les grand salons de la capitale réunissaient dans de brillantes réceptions des invités venus de toute l’Europe pour goûter aux raffinements de la vie parisienne. Pièces de théâtre, vaudevilles, opéras, dîners et bals s’enchaînaient de façon étourdissante. Les hôtels particuliers récemment édifiés dans ce nouveau quartier de Paris qu’était devenu Passy, accueillaient bon nombre de ces somptueuses réceptions dont celles d’Emma Osmont du Tillet. Grande musicienne douée, selon les journaux de l’époque, d’une magnifique voix de soprano, ayant le goût de la comédie, elle fit, en 1863, annexer à sa demeure une imposante salle de spectacle louis-quatorzienne. Le théâtre était alors fort goûté des Parisiens. La comédie de salon faisait également fureur et si les femmes du monde ayant quelques dispositions pour le chant ou la comédie aimaient se montrer aux feux d’une rampe improvisée, peu nombreuses furent celles qui, comme Emma, révélèrent un véritable talent et décidèrent de jouer sur la scène de leur propre théâtre.
Cette salle de spectacle était en effet un véritable théâtre avec décors du grand Ciceri, rampe qui se baisse, trappes, premier et deuxième dessous ; sur les murs se détachaient des toiles peintes, fac-similés de fresques représentant la Comédie, les Arts Lyriques et leurs attributs.
Ce théâtre permit ainsi, entre autres manifestations, d’accueillir les artistes et l’orchestre du Théâtre Lyrique pour une représentation de Rigoletto, l’un des opéras les plus difficiles du répertoire de Verdi, Emma Osmont du Tillet se réservant de chanter elle-même le rôle de Gilda, la fille du bouffon du duc de Mantoue, Madame Gavarni, femme du célèbre dessinateur remplissant le rôle de Madeleine, la bohémienne. Le journal La Renommée, dans son édition du 28 avril 1864 rendit compte de cette soirée dans les termes suivants :
« Samedi dernier, la salle de spectacle que Mme Osmont du Tillet vient de faire annexer à sa splendide demeure était ouverte a une assemblée d’élite et resplendissait du triple éclat de la beauté, des diamants et des girandoles. Une grande dame, qui jusqu’alors n’était connue que par le prestige de son intelligence et la suprême distinction de ses manières, nous a tous éblouis, fascinés, tenus sous un charme sans cesse grandissant, en interprétant en artiste consommée le rôle si difficile de Gilda de Rigoletto… Remercions doublement Mme Osmont du Tillet, au nom des artistes, pour le noble et intelligent usage qu’elle fait de sa fortune, puis au nom des dilettanti, qui ont en elle un grand talent de plus à admirer. »
On y joua également La Fille du Régiment, opéra comique de Donizetti dans lequel la maîtresse des lieux jouait et chantait le rôle de Marie. La Gazette des Étrangers du 22 avril 1865 rapporta ainsi la soirée :
« La seconde saison des bals parisiens s’est ouverte par une réunion des plus brillantes chez Mme Osmont du Tillet. Vaudeville, opéra, danse, salons splendides, riches toilettes, société choisie : rien ne manquait à la splendeur de cette fête. Mme Osmont du Tillet, qui est une éminente artiste, s’était chargée elle-même du rôle de Marie dans La Fille du Régiment, et par sa voix magnifique elle a su y conquérir tous les suffrages. »
Ces représentations attiraient le Tout-Paris. Avant que le rideau se levât, le spectacle était déjà dans la salle :
« un parterre de femmes, de fleurs et de diamants ondulait comme une mer phosphorescente ; les ministères, les ambassades, l’aristocratie et l’« aristocratie » avaient là leurs représentants.»
(Extrait d’un compte-rendu de la soirée Rigoletto. – L’International- Ed. du 30 avril 1864).
Le spectacle terminé, l’orchestre envahissait la scène aux sons du quadrille ou de la valse et le théâtre s’ouvrait par trois doubles portes sur deux immenses salons où l’on soupait et dansait jusqu’à l’aube. Emma Osmont du Tillet, à l’instar de l’aristocratie parisienne qui tenait aussi salon, donnait sa dernière soirée et son dernier bal courant mai. L’été, disait-on, ferme les salons.
« L’Été qui brûle les étapes pour venir nous ranimer après un si long hiver, va bientôt fermer les salons. Madame la comtesse Osmont du Tillet a donné sa dernière réception le lundi de Pâques. Il y a eu dans la même soirée, comédie, opéra comique et bal. On y a joué « Les Curieuses », du Gymnase, avec beaucoup de distinction et d’élégance. Mais tous les honneurs de la représentation ont été pour la maîtresse de maison…»
( Le Figaro-Programme du 25 avril 1865).
Emma partait alors pour sa propriété, le château des Réaux, à Soisy-sur-École, près de Milly-La-Forêt, avant de gagner Biarritz où séjournait en septembre la Cour Impériale.
Mon arrière-grand-mère, rendue fragile par la maladie, abandonna toute vie mondaine vers 1875, laissa la jouissance de son hôtel à son fils en 1882 et se retira aux Champs-Élysées où elle mourut un an plus tard à l’âge de 55 ans. Mon grand-père vendit sa propriété en 1898 à La Foncière-Vie. L’ensemble des bâtiments furent démolis en octobre pour laisser la place à deux immeubles d’habitation de six étages
Plusieurs de ses descendants vivent encore aujourd’hui dans notre arrondissement. Ce bel exemple de fidélité à notre quartier méritait d’être souligné !
GUY OSMONT du TILLET
Article publié dans le Bulletin de la Société Historique d’Auteuil et de Passy, tome XVI, n° 137, page 29.