Emile-ZolaÉMILE ZOLA (1840-1902)

HÉLÈNE GRANDJEAN, RUE VINEUSE

Alors, Mme Deberle reprit l’entretien, en parlant de l’abbé Jouve, que toutes deux connaissaient. C’était un humble desservant de Notre-Dame-de-Grâce, la paroisse de Passy ; mais sa charité faisait de lui le prêtre le plus aimé et le plus écouté du quartier.

« Oh ! une onction ! murmura-t-elle avec une mine dévote.

Il a été très bon pour nous, dit Hélène. Mon mari l’avait connu autrefois, à Marseille… Dès qu’il a su mon malheur, il s’est chargé de tout. C’est lui qui nous a installés à Passy

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L’abbé l’envoyait volontiers chez ses pauvres. Ils avaient ensemble toutes sortes de conversations à voix basse, des affaires à eux, sur lesquelles ils s’entendaient à demi-mot, et dont ils ne parlaient jamais devant le monde. Le lendemain, Hélène sortit seule ; elle évitait d’emmener Jeanne, depuis que l’enfant était restée deux jours frissonnante, au retour d’une visite de charité chez un vieillard paralytique. Dehors, elle suivit la rue Vineuse, prit la rue Raynouard et s’engagea dans le passage des Eaux, un étrange escalier étranglé entre les murs des jardins voisins, une ruelle escarpée qui descend sur le quai, des hauteurs de Passy. Au bas de cette pente, dans une maison délabrée, la mère Fétu habitait une mansarde, éclairée par une lucarne ronde, et qu’un misérable lit, une table boiteuse et une chaise dépaillée emplissaient

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Toute la semaine, Hélène s’occupa de la mère Fétu. La visite qu’elle lui faisait chaque après-midi entrait dans ses habitudes. Elle s’était surtout prise d’une singulière amitié pour le passage des Eaux. Cette ruelle escarpée lui plaisait par sa fraîcheur et son silence, par son pavé toujours propre, que lavait, les jours de pluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elle avait, d’en haut, une étrange sensation, en regardant s’enfoncer la pente raide du passage, le plus souvent désert, connu à peine de quelques habitants des rues voisines. Puis elle se hasardait, elle entrait par une voûte sous la maison qui borde la rue Raynouard ; et elle descendait à petits pas les sept étages de larges marches, le long desquelles passe le lit d’un ruisseau caillouté, occupant la moitié de l’étroit couloir. Les murs des jardins, à droite et à gauche, se renflaient, mangés d’une lèpre grise ; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillages pleuvaient, un lierre jetait la draperie de son épais manteau ; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir que des coins bleus de ciel, faisaient un jour verdâtre très doux et très discret. Au milieu de la descente, elle s’arrêtait pour souffler, s’intéressant au réverbère qui pendait là, écoutant des rires, dans les jardins, derrière des portes qu’elle n’avait jamais vues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s’aidant de la rampe de fer, noire et luisante, scellée à la muraille de droite ; une dame s’appuyait sur son ombrelle comme sur une canne ; une bande de gamins dégringolaient en tapant leurs souliers. Mais presque toujours, elle restait seule, et c’était un grand charme que cet escalier recueilli et ombragé, pareil à un chemin creux dans les forêts. En bas, elle levait les yeux. La vue de cette pente si raide, où elle venait de se risquer, lui donnait une légère peur.

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Chaque soir, Jeanne glissait une pièce de dix sous dans la main de la mère Fétu. Lorsque celle-ci aperçut le docteur seul avec Hélène, elle secoua simplement la tête, d’un air d’intelligence, au lieu d’éclater en remerciements bruyants, comme d’habitude. Et, l’église s’étant vidée, elle se mit à les suivre, de ses pieds trainards, en marmottant de sourdes paroles. Au lieu de rentrer par la rue de Passy, ces dames quelquefois revenaient par la rue Raynouard, lorsque la nuit était belle, allongeant ainsi le chemin de cinq ou six minutes. Ce soir-là, Hélène prit la rue Raynouard, désireuse d’ombre et de silence, cédant au charme de cette longue chaussée déserte, et qu’un bec de gaz de loin en loin éclairait, sans que l’ombre d’un passant remuât sur le pavé.

A cette heure, dans ce quartier écarté, Passy dormait déjà, avec le petit souffle d’une ville de province. Aux deux bords des trottoirs, des hôtels s’alignaient, des pensionnats de demoiselles, noirs et ensommeillés, des tables d’hôte dont les cuisines luisaient encore. Pas une boutique ne trouait l’ombre du rayon de sa vitrine. Et c’était une grande joie pour Hélène et Henri que cette solitude. Il n’avait point osé lui offrir le bras, Jeanne marchait entre eux, au milieu de la chaussée, sablée comme une allée de parc. Les maisons cessaient, des murs s’étendaient, au-dessus desquels retombaient des manteaux de clématites et des touffes de lilas en fleur. De grands jardins coupaient les hôtels, une grille, par moments, laissait voir des enfoncements sombres de verdure, où des pelouses, d’un ton plus tendre, pâlissaient parmi les arbres, tandis que, dans des vases que l’on devinait confusément, des bouquets d’iris embaumaient l’air. Tous trois ralentissaient le pas, sous la tiédeur de cette nuit printanière qui les trempait de parfums ; et lorsque Jeanne, par un jeu d’enfant, s’avançait le visage levé vers le ciel, elle répétait :

« Oh ! maman, vois donc, que d’étoiles ! »

Mais, derrière eux, le pas de la mère Fétu semblait être l’écho des leurs. Elle se rapprochait ; on entendait ce bout de phrase latine : «Ave Maria, gratia plena », sans cesse recommencé sur le même bredouillement. La mère Fétu disait son chapelet en rentrant chez elle.

« Il me reste une pièce, si je la lui donnais ? » demanda Jeanne à sa mère.

Et, sans attendre la réponse, elle s’échappa, courut à la vieille, qui allait s’engager dans le passage des Eaux. La mère Fétu prit la pièce, en invoquant toutes les saintes du paradis. Mais elle avait saisi en même temps la main de l’enfant ; elle la retenait, et changeant de voix :

« Elle est donc malade, l’autre dame ?

- Non, répondit Jeanne étonnée.

- Ah ! que le ciel la conserve ! qu’il la comble de prospérités, elle et sont mari !… Ne vous sauvez pas, ma bonne petite demoiselle. Laissez-moi dire un Ave Maria à l’intention de votre maman, et vous répondrez : Amen, avec moi… Votre maman le permet, vous la rattraperez. »

Cependant, Hélène et Henri étaient restés tout frissonnants de se trouver ainsi brusquement seuls, dans l’ombre d’une rangée de grands marronniers qui bordaient la rue. Ils firent doucement quelques pas. Par terre, les marronniers avaient laissé tomber une pluie de leurs petites fleurs, et ils marchaient sur ce tapis rose. Puis, ils s’arrêtèrent, le cœur trop gonflé pour aller plus loin.

« Pardonnez-moi, dit simplement Henri.

- Oui, oui, balbutia Hélène. Je vous en supplie, taisez-vous. »

Mais elle avait senti sa main qui effleurait la sienne. Elle recula. Heureusement, Jeanne revenait en courant.

« Maman ! maman ! cria-t-elle, elle m’a fait dire un Ave, pour que ça te porte bonheur.

Et tous trois tournèrent dans la rue Vineuse, pendant que la mère Fétu descendait l’escalier du passage des Eaux, en achevant son chapelet.

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Un après-midi, en revenant d’une promenade avec Jeanne, elle prit la rue de l’Annonciation, elle entra à l’église. La petite se plaignait d’une grande fatigue. Jusqu’au dernier jour, elle n’avait point voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait tant elle y goûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaient devenues d’une pâleur de cire, et le docteur conseillait de lui faire faire de longues courses.

« Mets-toi là, dit sa mère. Tu te reposeras… Nous ne resterons que dix minutes. »

Elle l’avait assise près d’un pilier. Elle-même s’agenouilla, quelques chaises plus loin. Des ouvriers, au fond d la nef, déclouaient des tentures, déménageaient des pots de fleurs, les exercices du mois de Marie étant finis de la veille…

Cependant, Jeanne avait d’abord patienté sagement, s’amusant à examiner les vitraux, les statues de la grande porte, les scènes du Chemin de la Croix, traitées en petits bas-reliefs, le long des nefs latérales. Peu à peu, la fraîcheur de l’église était descendue sur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude qui l’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir.

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A gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des Réservoirs. C’est là que se trouve le cimetière de Passy. Un mur de soutènement colossal s’élève du boulevard de la Muette, le cimetière est comme une terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocadéro, les avenues, Paris entier. En vingt pas, Hélène fut devant la porte béante, déroulant le champ désert des tombes blanches et des croix noires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles de la première allée. On enterrait rarement, des herbes folles poussaient, quelques cyprès coupaient les verdures de leurs barres sombres. Hélène s’enfonça droit devant elle ; une bande de moineaux s’effaroucha, un fossoyeur leva la tête, après avoir lancé à la volée sa pelletée de terre. Sans doute, le convoi n’était pas arrivé, le cimetière semblait vide. Elle coupa à droite, poussa jusqu’au parapet de la terrasse ; et, comme elle faisait le tour, elle aperçut derrière un bouquet d’acacias les petites filles en blanc, agenouillées devant le caveau provisoire où l’on venait de descendre le corps de Jeanne. L’abbé Jouve, la main tendue, donnait une dernière bénédiction. Elle entendit seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombait. C’était fini.

Une page d’amour (1879)