ALFRED DE VIGNY (1797-1863)
LA MORT A PASSY DU CAPITAINE RENAUD ou LA CANNE DE JONC (29 juillet 1830)
Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy avec sa canne. L’enfant s’approcha de lui, le regardant avec de grands yeux étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d’arçon, il le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l’enfant ayant fait feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait son arme des deux mains, et demeurait tout effrayé de ce qu’il avait fait…
On emporta en même temps l’homme et l’enfant dans une petite maison proche de Passy, où tous deux étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux commandant…
Le blessé avait été porté chez une petite marchande qui était veuve et qui vivait seule dans une petite boutique, et dans une rue écartée du village, avec des enfants en bas âge. Elle n’avait pas eu la crainte, un seul moment, de se compromettre, et personne n’avait eu l’idée de l’inquiéter à ce sujet. Les voisins, au contraire, s’étaient empressés de l’aider dans les soins qu’elle prenait du malade. Les officiers de santé qu’on avait appelés ne l’ayant pas jugé transportable, après l’opération, elle l’avait gardé, et souvent elle avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j’entrai, elle vint au devant de moi avec un air de reconnaissance et de timidité qui me firent peine. Je sentis combien d’embarras à la fois elle avait cachés par bonté naturelle et par bienfaisance. Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et fatigués. Elle allait et venait vers une arrière-boutique très étroite que j’apercevais de la porte, et je vis, à sa précipitation, qu’elle arrangeait la petite chambre du blessé et mettait une sorte de coquetterie à ce qu’un étranger la trouvât convenable. Aussi j’eus soin de ne pas marcher vite, et je lui donnai tout le temps dont elle eut besoin.
- Voyez, monsieur, il a bien souffert, allez ! me dit-elle en ouvrant la porte.
Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit à rideaux de serge, placé dans un coin de la chambre, et plusieurs traversins soutenaient son corps. Il était d’une maigreur de squelette, et les pommettes des joues d’un rouge ardent ; la blessure de son front était noire. Je vis qu’il n’irait pas loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit la main et me fit signe de m’asseoir. Il y avait à sa droite un jeune garçon qui tenait un verre d’eau gommée et le remuait avec la cuillère. Il se leva et m’apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par le bout de l’oreille et me dit doucement, d’une voix affaiblie :
- Tenez, mon cher, je vous présente mon vainqueur.
Je haussai les épaules, et le pauvre enfant baissa les yeux en rougissant. Je vis une grosse larme rouler sur sa joue.
…………………………………………………………………………….
On lui donna quelques cuillerées, et il dit :
- J’ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien.
Et il ajouta :
- Si le pays se trouve mieux de tout ce qui s’est fait, nous n’avons rien à dire ; mais vous verrez…
Ensuite, il s’assoupit et dormit une demi-heure environ. Après ce temps, une femme vint à la porte timidement, et fit signe que le chirurgien était là ; je sortis sur la pointe du pied pour lui parler, et, comme j’entrais avec lui dans le petit jardin, m’étant arrêté auprès d’un puits pour l’interroger, nous entendîmes un grand cri. Nous courûmes et nous vîmes un drap sur la tête de cet honnête homme, qui n’était plus…
Servitude et Grandeur militaires, 1835.