GEORGE DU MAURIER (1834-1896)
LA RUE DE LA POMPE AUTREFOIS (1891)
De chaque côté de la rue, qui s’appelait la rue de la Pompe, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, vers l’ouest, il y avait des maisons d’habitation comme la nôtre, mais d’une agréable variété ; et des murs de jardins que surplombait le feuillage de marronniers d’Inde, de sycomores, d’acacias et de tilleuls ; et çà et là, défendus par des bornes de pierre, d’immenses portails et des grilles de fer qui donnaient accès à de mystérieuses et vastes demeures de brique, de plâtre et de granit, cachés au sein d’une verdure ensoleillée.
Vers l’est on pouvait voir tout près de là des boutiques sans prétention avec des fenêtres à l’ancienne mode avec leurs multiples carreaux : Liard, l’épicier ; Corbin, le marchand de volailles, le boucher, le boulanger, le marchand de chandelles. Et cette rue délicieuse menait, en serpentant, non à Bedford Square ou au nouvel University College Hospîtal, mais à Paris par l’Arc de triomphe d’un côté et à la Seine de l’autre ; ou bien, si on tournait vers la droite, vers Saint-Cloud par le bois de Boulogne, ce bois de Boulogne de Louis-Philippe 1er, roi des Français – tout cela aussi différent du Paris et du bois de Boulogne d’aujourd’hui qu’une diligence d’un train express.
D’un côté, notre beau jardin était séparé d’un autre jardin par un mur élevé couvert de pêchers, de poiriers, de pruniers et d’abricotiers ; de l’autre, accessible pour nous par une petite porte percée dans un mur plus bas, revêtu de jasmins, de clématites, de convulvulus et de capucines, il y avait une longue avenue droite bordée d’amandiers, d’acacias, de faux ébéniers, de lilas et d’aubépines, plantés si serrés que l’on pouvait difficilement voir les deux murs couverts de lierre, de chaque côté. Quelles jolies taches ils faisaient sur le sol, lorsque brillait le soleil ! A l’une de ses extrémités, cette avenue donnait dans la rue de la Pompe, dont elle était séparée par de hautes grilles de fer forgé, entre des portails de pierre ; et à côté se trouvait une porte bâtarde gardée par le père et la mère François le vieux concierge et sa vieille épouse. Paix aux cendres de ces deux êtres bons et sympathiques et que Dieu ait leur âme.
L’autre extrémité de l’avenue, où se trouvait également une grille de fer, conduisait à un grand parc privé qui semblait n’appartenir à personne – une véritable forêt vierge, un paradis à la fois délicieux et terrifiant avec ses taillis touffus, ses falaises de craie peu redoutables, de vielles carrières abandonnées et des cavernes obscures, des prairies d’une herbe drue, des mares pleines de roseaux, des champs de crucifères, des forêts de pins, des bosquets et des allées de marronniers d’Inde, des vallées humides ombragées de noyers et d’aubépines et où en été il faisait sombre à midi ; des régions dénudées, montagneuses, balayées par le vent, où l’on pouvait faire des expéditions lointaines, toutes sortes de lieux sauvages et inquiétants pour que puissent s’y cacher des animaux farouches et sauvages, et pour qu’y errent sans danger des petits enfants en quête d’aventures périlleuses.
Tout ce vaste domaine (plein d’êtres étranges chantant, bourdonnant, sifflant, vrombissant, gazouillant, roucoulant, grondant, coassant, volant, se traînant, rampant, sautant, grimpant, s’enclotissant, éclaboussant, plongeant), avait été négligé pendant des générations. C’était un Eden où l’on pouvait cueillir et manger sans crainte le fruit de l’arbre de science et apprendre avec amour à connaître la vie, sans perdre son innocence ; une forêt qui s’était refait une nouvelle virginité, une fois de plus revenue à son état primordial. Une nature magnifique y avait réaffirmé sa propre et douce volonté, elle y avait entassé et mêlé toutes choses ensemble, comme si une belle y dormait, paisiblement, depuis près de cent ans, et n’attendait plus que le prince Charmant – ou plutôt, comme il arriva quelques années plus tard, hélas ! le lotisseur et l’ingénieur des chemins de fer, ces princes de notre temps.
Ma mémoire indulgente me dit que cette région était presque sans limites, quoique je me souvienne bien de ses frontières. Ma connaissance de la géographie physique, et de ce faubourg de Paris en particulier, m’invite à fixer de plus modestes limites à ce paradis terrestre qui était donc séparé du bois de Boulogne de cette époque par une barrière qu’on pouvait aisément franchir ; mais à ce bois lui-même je ne puis me trouver dans le cœur la force de lui fixer des limites quelles qu’elles soient, excepté la vieille et jolie ville qui lui a donné son nom, et dont la rue principale conduit à cet ensemble magique de rivière, pont, palais, jardins, collines, forêt : Saint-Cloud.
Que pouvait demander de plus un petit garçon fraîchement (si cela peut donner quelque fraîcheur) sorti du fin fond de Bloomsbury ?
Pour que ne manquât pas une seule goutte à la coupe pleine de félicité du petit garçon, il y avait, sur le chemin de Passy à Saint-Cloud, une mare, une mare mémorable, la Mare d’Auteuil, l’unique trésor aquatique dont le bois de Boulogne de Louis-Philippe pût se vanter. Car en ces jours innocents, il n’y avait point de lac artificiel alimenté par un courant artificiel, ni de Pré-Catelan, ni de Jardin d’Acclimatation. Ce bois était exactement un bois, et rien de plus – un bois dense, sauvage, qui couvrait des centaines d’arpents et abritait des milliers de bêtes sauvages. Quoique mystérieusement profonde en son milieu, la fameuse mare (qui pouvait être vieille de plusieurs centaines d’années et qui existe encore) n’était pas large ; on pouvait presque en tout point jeter une pierre de l’autre côté.
Bornée de trois côtés par la forêt (maintenant abattue), elle n’était cachée de la route poussiéreuse que par un rideau d’arbres ; et l’on pouvait l’avoir entièrement pour soi, excepté les dimanches et les jeudis après-midi, où quelques Parisiens amoureux se souvenaient de son existence, et dans son amour oubliaient le leur.
UNE FAMILLE ANGLAISE A PASSY
…Tout près (rue de la Tour), vivait ma grand-mère, Mrs Bidddulph, et ma tante Plunket, restée veuve avec ses deux fils Alfred et Charlie et sa fille Madge. C’étaient de jolis enfants – de très jolis enfants même – des Anglo-Saxons aux cheveux blonds, à la peau blanche, élancés, avec des manières franches, ouvertes, gaies, sans le détestable orgueil des Britanniques.
Ainsi, physiquement au moins, nous jetions quelque lustre sur le nom anglais, qui, à cette époque, n’était pas en odeur de sainteté à Passy-lès-Paris, car on n’y avait pas encore oublié Waterloo. Peu à peu, quoiqu’il en fût, on nous pardonna notre nationalité en raison de notre bonne apparence – non Angli sed Angli ! comme M. Saindou fut heureux de s’exclamer poliment lorsqu’il vint se présenter avec le prospectus de son école et nous trouva tous réunis sous le grand pommier de notre pelouse.
Mais les rangs de la beauté anglaise à Passy devaient bientôt s’accroître d’une façon mémorable grâce à une certaine Mme Seraskier qui avec sa petite fille, une infirme, vint vivre dans la maison si modestement qualifiée en lettres d’or de Parva sed Apta.
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ENFANTS A PASSY
Nous trouvions tout ce qui était Français le contraire de barbare – excepté tous les petits Français que nous connaissions, et chez M. Saindou il y en avait environ deux cents ; puis il y avait tous les garçons de Passy (il y en avait des quantités, et qui n’allaient pas chez M. Saindou) et nous connaissions tous les garçons de Passy. Aussi n’étions-nous pas entièrement privés d’éléments pour élaborer un bon vieux préjugé anglais, pâteux, encrouté et patriotique.
De leur côté les garçons français ne manquaient pas de nous rendre la pareille en nous critiquant et quelquefois exprimaient leur pensée à haute voix – surtout les petits garçons vulgaires dont le terrain de jeu était la rue – les voyous de Passy. Ils haïssaient nos chapeaux hauts de forme de soie blanche, nos cols larges, nos jaquettes à la Eton ; ils nous appelaient « sacrés godons » comme leurs ancêtres le faisaient du temps de Jeanne d’Arc. Quelquefois, ils nous jetaient des pierres. Il y avait alors des collisions et les impertinents petits nez français se mettaient à saigner et les pusillanimes petites jambes françaises se mettaient à courir et de terribles lamentations : O là là maman ! se faisaient entendre lorsqu’ils étaient attrapés par les Anglais.
Ce qui n’empêchait pas un certain forgeron – toujours le même, un certain Boitard – de faire honteusement saigner nos nez de temps à autre !
Naturellement, pour l’honneur de la Grande-Bretagne, l’un de nous finit par lui administrer une telle raclée qu’après il n’osa plus relever la tête. C’était à propos d’un chat. Cela arriva à la brume une veille de Noël, sur l’île des Cygnes, entre Passy et Grenelle (trop tard pour sauver le chat).
RETOUR A PASSY
Je me dirigeai vers la rue de la Pompe à Passy, et quelle ne fut pas ma joie en remontant les Champs-Elysées, et en passant sous l’Arc de Triomphe familier et en entendant autour de moi cette langue familière que je connaissais encore si bien, et en respirant le parfum du genius loci perdu depuis longtemps, à moitié oublié, mais dont je me souvins alors avec acuité, – cette odeur vague, indescriptible, presque imperceptible, si lourdement chargée de passé pour ceux qui y habitèrent autrefois – l’éther le plus subtilement enivrant qui fut jamais.
Lorsque j’arrivai au coin de la rue de la Tour et de la rue de la Pompe, et qu’en regardant l’épicerie du coin je reconnus la belle épicière moustachue, Mme Liard (dont douze heureuses années avaient fait grisonner la moustache), je m’évanouis presque d’émotion. Est-ce que cette figure avait jamais ainsi ému un jeune homme ?
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Afin de savourer mon plaisir, j’hésitais entre marcher jusqu’à la vieille grille de la rue de la Pompe, remonter l’avenue et revenir à notre vieux jardin, ou bien faire le tour en passant par le vide dans la haie du parc que nous avions frayé par nos fréquents passages pour aller au bois de Boulogne et pour en revenir.
Je choisis cette solution comme promettant, en somme, les plaisirs les plus exquisément gradués.
Le vide dans la haie du parc, vraiment ! La haie du parc avait disparu, le parc lui-même avait disparu, tout avait été abattu, démoli, loti entièrement en petits jardins avec des petites villas blanches et proprettes, à l’exception d’une profonde tranchée dans le calcaire pour une voie de chemin de fer. Un train rugit, haleta et m’enfuma de sa sale vapeur tandis que je regardais autour de moi avec stupéfaction les ruines de ce qui avait si longtemps bercé mon espérance…
Une large route serpentait à travers le cœur même de la forêt vierge ; et tout le long venait aboutir de petits jardins tout neufs soigneusement entourés, et parmi eux je reconnaissais çà et là un vieil ami sous la forme de quelque arbre dont je me souvenais bien et auquel j’avais souvent grimpé lorsque j’étais enfant ; on l’avait laissé debout parmi tant d’autres mais si changé par la perte de son ancien entourage, l’air si apprivoisé, si encagé, si transplanté, qu’il semblait presque s’excuser, comme s’il avait honte que je finisse par le découvrir.
Rien d’autre ne restait. Les petites collines, les falaises, les vallées, les pitons crayeux qui autrefois m’avaient semblé si élevés, étaient maintenant aplanis, supprimés. Je fus désorienté et je sentis se glisser en moi un étrange frisson de vide et de deuil.
Mais l’avenue et ma vieille maison ? Je retournai en hâte rue de la Pompe d’un pas rapide et maintenant anxieux. L’avenue avait disparu – fermée à une douzaine de yards de la grille par un énorme bâtiment de briques couvert d’un treillis fraîchement peint ! Ma vieille maison n’existait plus, mais à sa place un immeuble de pierre sculptée, bien plus grand et bien plus chic. La vieille grille au moins n’avait pas disparu ni la loge du portier ; et je régalais mes tristes yeux de ces pauvres restes qui semblaient humiliés et déplacés au milieu de cette nouvelle splendeur. Une élégante concierge sortit alors, coiffée d’un magnifique bonnet à rubans roses. Elle me regarda pendant quelque temps et demanda si Monsieur désirait quelque chose.
Je ne pouvais parler. « Est-ce que Monsieur est indisposé ? Cette chaleur ! Monsieur ne parle pas le français, peut-être ? »
Quand je retrouvai l’usage de la parole, je lui expliquai que j’avais vécu autrefois ici, dans une maison modeste donnant sur la rue, mais qui avait été remplacée par cette demeure beaucoup plus princière.
« Oh oui, Monsieur, on a balayé tout ça ! » répondit-elle.
Balayé ! c’est cette expression qu’il fallait que j’entendisse !
Elle m’expliqua comment ces changements avaient eu lieu, et combien le terrain avait augmenté de valeur. Elle me montra un petit bout de jardin, un fragment de mon ancien jardin, qui demeurait intact, et où le vieux pommier aurait pu encore se trouver, mais il avait été abattu.
Alors, regardant par-dessus un nouveau mur, je vis un autre petit jardin, et là les ruines du vieux hangar où j’avais trouvé la petite brouette – et il devait bientôt disparaître, car on devait bâtir là aussi.
Je demandai des nouvelles de tous les gens auxquels je pus penser, en commençant par ceux qui avaient le moins d’intérêt : le boucher, le boulanger, le fabricant de chandelles.
Quelques-uns étaient morts ; quelques-uns s‘étaient retirés et avaient laissé leur commerce à leurs enfants ou à leurs gendres. Trois maîtres d’école avaient dirigé l’école depuis que je l’avais quittée. Dieu merci, l’école existe toujours – très modifiée, il est vrai. J’avais oublié de m’en inquiéter.
NOSTALGIE DE PASSY
Finalement, une après-midi me vint le désir étrange et inexplicable, accablant et nostalgique, de revoir la mare d’Auteuil – une fois seulement, et de me promener là pour la dernière fois, Chaussée de la Muette et le long des fortifications.
Ce désir s’accrut en moi au point qu’attendre le moment de me coucher devint une torture, tellement mon impatience était frénétique.
Lorsqu’arriva enfin l’heure depuis longtemps désirée, je me couchai sur le dos une fois de plus (aussi près de l’ancienne position que je pus en raison de mes liens). Je ne l’avais pas essayée depuis longtemps. Ma volonté se fixa sur la porte de la Muette, une vieille porte de pierre qui séparait la Grande Rue de Passy de l’entrée du bois de Boulogne – une sorte de Temple Bar.
Elle avait été démolie quarante-cinq ans auparavant.
Je me trouvai bientôt là, à l’endroit exact où la Grande Rue rencontre la rue de la Pompe. Je passai sous l’arche et regardai le Bois.
LE RANELAGH
Je me dirigeai vers le Ranelagh, une sorte de casino où l’on donnait des bals et des représentations théâtrales le dimanche et le jeudi soir (plus tard Rossini y passa les dernières années de sa vie) ; il a été démoli, m’a-t-on dit, pour être remplacé par de coquettes petites villas.
Sur la pelouse en face du parc de M. Erard, les élèves de M. Saindou jouaient à la balle au camp, d’où je conclus que ce devait être un jeudi après-midi, demi-journée de congé ; s’ils avaient eu des chemises propres (ce qui n’était pas le cas), ç’aurait été un dimanche, jour entier de congé.
Je les connaissais tous, et les deux pions, M. Lartigue et le petit Cazal ; mais ils ne m’intéressaient plus et je ne les trouvais amusants ou intéressants en aucune façon.
En face du Ranelagh, quelques vieux cochers de fiacre tuaient pacifiquement le temps au jeu de bouchon, faisant tomber des sous de sur un bouchon avec d’autres sous – des grands sous épais et des doubles sous depuis longtemps hors d’usage. C’est un jeu très amusant, je les regardai un certain temps, j’enviai les joueurs depuis longtemps morts.
Tout près de là, il y avait une petite baraque de bois, joliment peinte, vernie et ornée au sommet de petits drapeaux tricolores ; elle appartenait à deux vieilles dames, la Mère Manette et la Grand’Mère Manette – les deux femmes les plus vieilles que l’on eût jamais vues. Elles étaient habiles commerçantes et n’auraient fait crédit d’un centime à personne – pas même à des petits garçons anglais. On les disait immensément riches et seules au monde. Comme elles doivent être bien mortes maintenant ! pensai-je. Et je les regardai, en m’étonnant de leur vitalité et du plaisir qu’elles prenaient à vivre. Elles vendaient des tas de choses : du nougat, du pain d’épices, des mirlitons, des cerceaux, des tambours, de bruyantes raquettes et des volants ; et des petits miroirs pliants à dix sous avec un joli cadre en zinc.
Peter Ibbetson (1891)
Édition Gallimard – Traduit de l’anglais par Raymond Queneau